Entrevista com Steven Price

ENTRE LES MURS D’ABBEY ROAD

Comment votre ambition de devenir compositeur a-t-elle trouvé une résonance au cinéma ?

J’ai toujours su que je voulais faire de la musique. C’est ce que j’ai toujours fait depuis tout petit. Seulement, je ne savais pas vers où m’orienter. Une chose est sûre : je ne voulais pas être dans un groupe parce que je ne voulais surtout pas monter sur scène. J’ai adoré travailler en studio, jouer sur des albums et observer le processus de construction d’un morceau évoluant au fil du temps. En quelque sorte, tout était déjà mis en place mais je ne savais pas vraiment quoi en faire… J’ai d’abord commencé à travailler dans des studios d’enregistrement jusqu’au jour où j’ai répondu à un article publié dans un magazine pour assister le compositeur Trevor Jones. J’ai eu beaucoup de chance d’être embauché ! Dès mon arrivée, lorsque j’ai découvert la relation entre l’image, le son et la musique, tout a pris sens. J’ai toujours aimé la musique et les histoires. Composer pour l’image consiste justement à raconter littéralement des histoires avec de la musique. Depuis mes 20 ans, je n’ai fait que ça. A mes yeux, ça reste la chose la plus fascinante au monde. Le cinéma peut vous inspirer de bien des manières, vous apprenez en permanence. Je ne peux pas aimer plus ce que je fais !
Avant de composer en solo, vous avez été assistant, programmeur, monteur musical, arrangeur et même orchestrateur. N’est-il pas difficile de déléguer ces tâches lorsqu’il s’agit d’exécuter votre propre vision créative ?
J’essaie de m’améliorer sur le sujet. Je suis toujours très impliqué dans tous ces processus car j’éprouve le besoin de devoir connaître chaque élément et de superviser ce qui se passe. La petite équipe qui m’entoure est composée de quelques personnes – un orchestrateur, un mixeur et un chef d’orchestre – que je connais depuis 20 ans. Nous avons beaucoup travaillé ensemble et à chaque projet les choses deviennent plus faciles. Je sais comment ils vont réagir à mon travail, que je peux m’ouvrir à eux et qu’ils vont améliorer ma musique. C’est très confortable pour moi parce que je les connais si bien. Ils sont vraiment tous géniaux ! Alors, je ne suis peut-être pas le meilleur pour déléguer quoi que ce soit mais je sais que je suis entouré de très bonnes personnes.
Bon nombre de vos partitions ont été enregistrées aux studios d’Abbey Road à Londres. Vous semblez être attaché à ce lieu…
C’est là que j’ai commencé. J’ai vraiment eu de la chance que mes premières expériences dans le cinéma se soient déroulées à Abbey Road. J’ai appris à connaître toutes les personnes qui travaillaient là-bas. Nous avons grandi ensemble, en quelque sorte. Beaucoup de mes amis travaillent encore là-bas en tant qu’ingénieurs – ceux qui fréquentent Abbey Road ont tendance à y rester très longtemps. Lorsque j’écris, « j’entends » ce que les salles ont à m’offrir, je les connais par cœur. J’ai beau avoir travaillé dans divers autres endroits où j’ai connu de grandes expériences mais il n’y a qu’Abbey Road qui me donne cette impression de rentrer chez moi. Je suis à la fois avec mon propre travail et mes expériences passées. Voilà pourquoi j’y ai réalisé tant d’enregistrements. Tous mes héros ont enregistré là-bas : les Beatles, John Williams ou encore James Newton Howard. Toutes ces personnes que je respecte ont imprégné ses murs de leur musique.
RACONTER DES ÉMOTIONS

Dans Gravity et Fury, l’expérience musicale proposée est très viscérale et esthétique. Selon vous, existe-t-il une ligne à ne pas franchir pour éviter une confusion entre la musique et le sound design ?
Pour ce genre de film, mon idée musicale tourne autour d’une sensation. Il n’y avait pas vraiment d’effets sonores dans Gravity. Par convention, la musique pouvait réaliser tout ça. C’est une idée abstraite du genre : « vous voulez une explosion mais vous ne voulez pas l’entendre ». Quelle est donc l’explosion musicale ? Chaque cas est différent mais je ne suis pas sûr qu’il y ait une ligne. Sur un projet où l’on a l’opportunité de proposer une expérience viscérale, l’intérêt est de trouver vos propres lignes et la façon dont la musique se lie à l’image sans bouder votre plaisir. Mon ambition pour chaque film vise à créer un son unique qui ne puisse appartenir qu’à ce film et que l’on ne pourrait trouver nulle part ailleurs. Lorsqu’on utilise ma musique en temp track, ça me paraît toujours forcément très bizarre. On ne peut pas utiliser la musique spatiale de Gravity dans un autre film. Quand je démarre un film, j’observe son environnement, je cherche quelle chanson ou quels sons peuvent s’en extraire. Ils n’auront peut-être pas de caractères spéciaux mais ils s’intégreront quelque part, comme des textures avec lesquelles vous avez la possibilité de jouer. C’est le film qui commence à influencer votre écriture et non pas votre écriture qui s’impose au film.
D’où vient cette fascination pour l’électronique et les expérimentations ?
C’est instinctif de trouver quelque chose d’unique ! J’ai une capacité d’attention très courte, je ne veux donc pas refaire le même score. Je veux que ce soit différent à chaque fois. Quand il s’agit d’électronique, tout est permis ! Quand les sons que je crée au début ne me conviennent pas, je les remanie jusqu’à trouver progressivement le son originel qui résonne dans ma tête. Pour cela, l’électronique est un excellent outil ! Beaucoup de mes sons viennent d’éléments organiques qui sont ensuite traitées électroniquement. J’ai vraisemblablement besoin de ressentir le rythme cardiaque de ce que je crée. Lorsque j’écris des partitions purement électroniques, le défi est d’amener une humanité dans l’électronique. Il ne faut pas seulement jouer une note mais la façonner de sorte que l’on ressente sa respiration. Il faut la penser de la même manière que l’on écrirait une ligne de violon. J’essaie donc de trouver constamment des sonorités que j’aime entendre et ressentir. Car si je ne suis pas ému en regardant les images, personne d’autre ne le sera ! Mon travail est d’ordre émotionnel : il vise à courir après les émotions pour vous amener à les ressentir à votre tour.
Vous arrive-t-il de puiser dans vos expériences personnelles pour trouver ces émotions ?
Je le fais toujours parce qu’au bout du compte, j’essaye d’évoquer un sentiment à travers ma musique. Même si on ne se trouve pas à la place des personnages, on se sent triste ou en colère, on a peur, etc. L’un des aspects les plus intéressants de ma collaboration avec Alfonso Cuarón sur Gravity est de m’être éloigné de toutes les conventions de la musique de film. Il ne voulait rien de tout ça. Pour une scène où l’on devait ressentir de la tension, je n’ai pas pu recourir aux appareils ou instruments que j’utilise d’ordinaire. Alors j’ai dû penser uniquement en termes d’émotions. Qu’est-ce qui me rend si tendu ? Quel est ce sentiment ? Est-ce qu’il raccourcit mon souffle ? Est-ce qu’il prend de l’ampleur ? Si vous commencez à sonder les émotions en fonction de ce qu’elles vous font ressentir et que vous observez la façon dont elles interagissent avec votre cerveau, alors vous avez déjà un point de départ. L’imagination fera le reste. Le véritable noyau d’une émotion est ce sentiment que je tente d’exprimer musicalement en utilisant tous les outils nécessaires. J’ai toujours cette impression que chaque projet m’oblige à trouver une nouvelle façon de raconter les émotions. Et pour ça, je m’inspire toujours de mes propres sentiments. Mais il faut parfois faire attention à ne pas aller trop loin, d’autant plus si l’on est émotif. Heureusement, les collaborateurs sont là pour nous aider à nous concentrer sur l’arc narratif du film. Les indications des réalisateurs sont très utiles en ce sens. Elles peuvent vous paraître totalement étrangères mais elles vont pourtant vous inviter à penser votre musique d’une autre manière et pas seulement en fonction de vos propres sentiments. C’est le but car vous devez aussi servir les sentiments du réalisateur et ses exigences, de la manière qui vous paraît la plus efficace possible. Il n’y a donc pas de mauvaises indications, même si on en a parfois l’impression, parce que dès que votre personnalité s’est mélangée à celles des autres, vous avez la possibilité de créer quelque chose d’encore plus fort. Du moins, c’est ce qu’on espère. Mais ça ne peut pas fonctionner si vous n’y croyez pas !
L’ADN MUSICAL D’EDGAR WRIGHT

Comment se construit votre dialogue avec Edgar Wright ?
Je l’ai rencontré pour la première fois en 2007 et nous avons travaillé ensemble depuis tout ce temps. Après toutes ces collaborations, c’est très facile. Il n’y a pas de pression, la confiance est plus grande, on est très honnêtes l’un envers l’autre. En musique, il est brillant ! Son instinct musical est puissant, ses idées vous orientent vers des directions intéressantes. Je lui enverrai volontiers d’autres morceaux pour bénéficier de son retour. Last Night in Soho contient probablement plus de score que tous les autres films que nous avons faits ensemble. J’ai commencé à écrire à un stade antérieur, en préproduction, après avoir lu le script. Les idées visuelles fortes qu’il contenait ont provoqué en moi une résonnance musicale. Alors je me suis lancé. J’ai écrit quelques démos que je lui ai envoyé pour obtenir son avis. Il les a aimées et s’en est imprégné. Puis, il a fini par les diffuser sur le plateau du tournage, pendant les essayages des costumes ou même lors des répétitions afin de créer une ambiance. Dès mon retour après le tournage, l’ADN musical s’était déjà installé. C’est comme si nous avions planté les graines très tôt. En quelque sorte, ça a contribué au bon fonctionnement de chaque scène. Nous n’avions pas vraiment fait ça auparavant. C’était une façon de travailler particulièrement intéressante. Nous nous sommes appuyés sur les techniques utilisées pour les précédents films que nous avons emmenés dans une nouvelle direction, en explorant de nouvelles pistes comme le fait de ne pas s’appuyer sur des images pour écrire ma musique. Notre collaboration a toujours été très satisfaisante mais ce film en particulier nous a donné l’impression que nous commencions à entrer dans un monde différent.
N’est-ce pas difficile de faire exister votre musique parmi des compilations massives de chansons comme dans Baby Driver ou Last Night in Soho ?
Il est important de trouver le rôle de la musique originale au sein du film. Dans Baby Driver, j’ai toujours eu l’impression que la partition jouait le rôle d’un tissu conjonctif. C’était un moyen de rendre l’ensemble de la bande originale transparente, sans coutures. A l’inverse, sur Last Night in Soho, nous avons joué davantage avec les chansons. Elles ne restent que très rarement isolées. Souvent, la partition les rejoint. Cela change parfois la tonalité d’une chanson. A d’autres endroits, nous déconstruisons totalement la chanson, la partition prend le relais et l’emmène dans une tout autre direction. Il y a notamment une séquence basée sur le Sunday Show où la chanson évolue en une sorte de vision cauchemardesque, que la partition continue à propager. Les chansons ont donc, en quelque sorte, une nouvelle vie dans chacun de ses films. Je trouve fascinant de faire partie de toute cette bande originale, de raconter l’histoire en utilisant tous ces différents ingrédients, dont certains sont entièrement originaux, qui s’inspirent de ces chansons. Il y a toutes ces valeurs qui tournent autour de ces dernières et l’expérience que les gens ont vis-à-vis d’elles. C’est une excellente boîte à outils avec laquelle on peut jouer. Vous pouvez raconter beaucoup d’histoires en utilisant la mémoire immuable des gens et en changeant la façon dont ces chansons sont enregistrées, leurs sonorités, etc. Sur Last Night in Soho, nous nous sommes beaucoup amusés à jouer avec ça, parce que le film parle des échos du passé, qui se transforment dans le futur. C’était on ne peut plus approprié !
Une vive curiosité émane toujours autour du projet avorté Ant-Man d’Edgar Wright…
Edgar n’avait même pas commencé à tourner. Ça n’est pas allé bien loin. J’avais réalisé quelques petites maquettes avec lesquelles je jouais. Je ne les ai jamais partagées avec personne et je ne les partagerai jamais avec personne. L’idée de composer pour un film comme celui-là était très excitante. Le scénario était génial. Hélas, le destin en a décidé autrement. A l’époque, j’étais triste mais, à présent, je relativise car sinon nous n’aurions jamais fait Baby Driver. Je crois que certaines choses se produisent pour une raison précise. Ce serait formidable de recréer une partition pour cet univers. Dans un univers parallèle, tout aurait été très différent.
L’expérience chez la concurrence DC (Suicide Squad) ne risquait pas de vous consoler…
J’étais content qu’on me demande de le faire, d’autant plus que j’apprécie énormément David Ayer. Nous étions très satisfaits de Fury contrairement à Suicide Squad qui a été très impacté tout au long de la production. Musicalement, c’était très frustrant. Mon score contenait beaucoup de storytelling qui a été rogné au profit d’une compilation de chansons ajoutée plus tard. Il y avait pourtant une grande histoire à raconter autour de ces personnages incroyables. Mais tout ça fait partie de l’expérience d’apprentissage. C’était intéressant de voir ce qui peut se produire sur un film à un tel état d’avancement dans la production, lorsque la pression est immense. On apprend beaucoup dans ce genre d’expériences intenses. J’ai un peu envie de retenter une expérience similaire, mais sans encombre cette fois.
PROMENADE À SOHO

La BO de Last Night in Soho est très référencée. Pouvez-vous détailler votre travail créatif ?
Last Night in Soho m’a donné l’occasion de jouer dans des domaines que j’aime vraiment. Le film explore deux ères temporelles différentes avec ce personnage des temps modernes, Eloise, qui est transporté dans le Londres des années 1960. Dès les premières conversations avec Edgar, nous nous demandions comment développer une partition qui fonctionne aussi bien pour ces deux périodes. Autre point important sur lequel s’appuyer : Eloise ressent des échos du passé. C’est ce qui m’a amené à jouer avec des sonorités empruntées à John Barry notamment, un compositeur très actif pendant ces années-là. On y retrouve ses techniques dans l’emploi des bois, parmi un ensemble d’instruments à vent, et des cordes plus discrètes, enregistrées avec précision. Je joue aussi beaucoup avec des bandes magnétiques lues en boucle par un mellotron. Ces loops font écho aux années 60 avant d’intégrer le rythme du présent. Les nombreuses guitares, les batteries et les basses vont, quant à elles, apporter des sonorités évoquant celles d’un groupe de musique. Au fur et à mesure que le récit évolue vers l’horreur, on retrouve diverses textures orchestrales et une multitude de sonorités extrêmes avec des allusions à John Carpenter. Dans l’ensemble, les morceaux ont une allure vraiment très classique. Vous entendez à certains moments un simple ensemble de cordes, et à d’autres un véritable orchestre. Toutes les premières idées ont été écrites très tôt mais beaucoup de ces morceaux n’ont pas été nécessairement placés là où je les imaginais. C’était un processus de va-et-vient continuel.
On y entend l’écho du passé mais on se confronte aussi à son idéalisation…
Au fur et à mesure que le film avance, cette vision idéalisée des années 60 commence à se replier sur elle-même, tout comme la musique. Une grande partie de cet idéalisme provient des chansons pop de l’époque qui, peu à peu, se dissolvent dans le score. Celui-ci prend le relais mais continue d’y faire écho, pas nécessairement au niveau des chansons mais plutôt au niveau des idées et des dialogues, tandis que nous entrons dans la partie maniaque du film. En utilisant le score, on change le ton du film. On lui donne des responsabilités plus importantes, notamment dans la construction du drame. Ainsi, l’idéalisme des années 60 et le Swinging London s’effondrent progressivement sur eux-mêmes à travers la musique. C’est une bonne façon de décrire cette idée que les années 60 étaient glamour, fantastiques, que tout le monde s’amusait mais que, très vite, tout s’est révélé comme ne l’étant pas.
Edgar Wright vous a-t-il donné des références musicales précises sur lesquelles vous appuyer ?
Pas tellement. Il y avait ce morceau du film Beat Girl (1960) mis en musique par John Barry dont nous avions beaucoup parlé. Je l’ai beaucoup écouté. Des musiques d’Ennio Morricone aussi. Et puis, un autre film auquel Edgar fait beaucoup référence en termes de sensations, c’est Don’t Look Now et sa partition de Pino Donaggio que je trouve glorieuse. Toutes ces musiques se sont mélangées dans ma tête pour ressurgir d’une toute autre manière. Dans le film, il y a également beaucoup de voix inspirées des travaux de Morricone. Les chansons sont interprétées par Anya Taylor-Joy. L’idée était que son personnage, Sandie, donne l’impression de s’adresser au monde contemporain depuis les années 60 avec son chant de sirène. Ces nombreuses idées très disparates ont fini par se rejoindre et ressembler à quelque chose.
Quelles expérimentations avez-vous mené sur Last Night in Soho?
L’avantage de retrouver les équipes habituelles sur un film est que les départements artistiques collaborent plus étroitement. J’ai quand même dû marcher sur les pieds de l’éditeur de dialogues. Créer une multitude de boucles temporelles implique d’y avoir accès. Il fallait procéder à des collages pour que les lignes de dialogues puissent se développer au travers de ma musique. Toutes ces expérimentations créent du rythme et font partie de l’histoire. Mais les plus extrêmes d’entre elles ont été élaborées pour les moments les plus effrayants, ceux où l’on exige que le public sursaute. Je n’avais jamais vraiment rien fait de tel auparavant. La psychologie qui se cache derrière les peurs est intéressante : comment préparer le public à avoir peur sans trop l’y préparer ? Qu’est ce qui va le faire bondir de son fauteuil ? La musique joue un grand rôle dans tout ça et il y a beaucoup de façons différentes d’y parvenir. Nous avons essayé de mettre leurs nerfs à rude épreuve en jouant sur diverses fréquences. Parfois, nous voulions simplement que la peur émerge d’un rien. Là aussi, il y a eu beaucoup de va-et vient. La musique devait faire vivre ce que les visuels montraient.
Si vous pouviez voyager dans le temps comme Eloise, auriez-vous aimé être compositeur pour le cinéma à une autre époque ?
L’ère actuelle de la musique de film me convient parfaitement. J’aime la façon dont je peux travailler, cette possibilité de jouer avec les sons ou les instruments pour créer un monde sonore unique. J’aime l’équipement et les technologies qui sont à notre disposition, le son surround, l’Atmos. J’en suis même un très grand fan. Évidemment, j’aurais aimé assister aux sessions de n’importe quel album d’Ennio Morricone, être dans les parages pour entendre sa musique en livepour la première fois avant même de découvrir le film. Mais en ce qui concerne mon travail, j’apprécie énormément le potentiel technologique de notre époque. L’idée de participer au cinéma d’un nouveau genre est ce qui m’excite le plus. J’ai l’impression que c’est ce que nous avions un peu entrepris avec Gravity, une expérience impressionnante pour le public. On peut le vivre, le ressentir. C’est ça le rêve ! Hélas, je désespère de le refaire un jour…
LA QUÊTE DE TOUTE UNE VIE

Vous multipliez les expériences cette année, entre l’animation (Voyage vers la Lune), le revenge movie (Sweet Girl) et l’horreur psychologique (Last Night in Soho). Votre approche musicale diffère-t-elle en fonction du genre cinématographique ?
Au-delà du fait que ma musique doit exprimer les bons sentiments, pas vraiment. Quand je travaille sur un film, il m’arriver de le regarder plusieurs fois et de m’asseoir pour jouer avec mes instruments, tenter de choses et au final, enregistrer des petits morceaux en fonction de ce que je ressens. C’est vraiment un moyen d’entrer dans l’univers du film. Lorsqu’on commence à proposer certaines idées, le film et sa musique prennent forme petit à petit. Chacun de ces projets est doté d’un aspect visuel assez prégnant qui a vraiment influencé ma musique. Voyage vers la Luneest incroyable. L’histoire se passe en Chine mais on explore aussi la Lune, sa face cachée, ses lumières, ses belles couleurs, son dynamisme. Ma musique cherche à correspondre à ces visuels. Elle se doit d’être vivante, de briller, de donner l’impression de flotter avec les images. Pour Sweet Girl qui est « dark and gritty », la texture change immédiatement. Comme tout me semblait plus distordu, j’ai tout simplement utilisé des pédales de distorsion. C’est une manière amusante de donner l’impression que la musique souffre. Enfin, Last Night in Soho, convoque des éléments des années 60. Ma musique devait donc y faire écho tout en restant assez contemporaine. Le film joue aussi avec les tropes d’horreur et les codes du thriller psychologique qui orientent mon approche différemment. Aussitôt que je regarde le film, tout devient très limpide. C’est incroyable !
Les expérimentations sur la BO de Sweet Girl sont surprenantes. Pensez-vous que l’impact du confinement sur votre processus créatif vous a amené à concevoir un score plus expérimental ?
Je ne sais pas. Je pense m’être plutôt bien adapté à la façon dont le confinement nous a contraint à mener les sessions d’enregistrements. J’ai continué à travailler sur beaucoup de projets mais j’enregistrais beaucoup d’éléments séparément. Sur Sweet Girl, nous ne pouvions évidemment pas enregistrer l’ensemble de l’orchestre en même temps, alors nous y avons procédé par sections. D’une certaine façon, j’ai toujours travaillé de la sorte car j’aime utiliser des sons classiques, des éléments orchestraux, pour les remodeler plus tard, les faire sonner plus distinctement pour le film en question. Et puis, tout le monde se comprenait davantage en cette période particulière. Je n’ai pas eu à me disputer avec le studio pour réaliser des sessions séparées. Voyage vers la Lune m’a paru plus difficile de ce point de vue-là dans la mesure où la musique fut écrite pour être jouée avec un orchestre complet dans la même salle d’enregistrement, ce qui était impossible avec le confinement. J’aurais adoré l’entendre jouer intégralement plutôt que de devoir la reconstituer comme un puzzle. Les orchestrations étaient beaucoup plus conventionnelles. C’est dommage que nous n’ayons pas eu l’occasion de vivre ça. Mais j’espère qu’un beau jour, nous pourrons rejouer cette partition quelque part afin de la rendre aussi vivante que ce que j’imaginais.
Après Ophélie ou encore Gravity, on est heureux de retrouver la chanteuse/vocaliste Lisa Hannigan à vos côtés sur Sweet Girl (« How Much Is A Life Worth»).

Lisa a la meilleure voix du monde ! Quand ma partition nécessite une présence vocale, c’est très difficile pour moi de ne l’appeler. Toute opportunité de travailler avec elle est bonne à prendre. C’est une personne créative, merveilleuse, inspirante et adorable. La façon dont elle pose sa voix est incroyablement émouvante et l’idée d’ajouter cette voix à ma musique est tout simplement irrésistible. Sur Gravity, je savais que j’avais besoin d’une voix féminine. Je recevais beaucoup de suggestions de la part des studios de production mais aucune d’entre elles ne me convenait. Il faut dire que je suis assez difficile en matière de voix. Ne sachant pas quoi faire, je me souviens m’être confié à ma femme qui m’a répondu : « Pourquoi ne travailles-tu pas avec cette fille que tu adores tant ? » Je ne pensais pas qu’il suffisait de téléphoner à une personne et lui demander de participer à un film pour qu’elle accepte de le faire ! Pour ma défense, je ne m’étais jamais trouvé dans cette position auparavant. Lisa est venue accompagnée de son manager aux sessions d’enregistrements avec les chœurs de Gravity. La plupart ont été réalisées en sessions de 3 ou 4 heures. Je me souviens être assis là-bas, non loin d’eux, et réussir à profiter de ma musique pour la première fois. Habituellement, je ne fais que l’analyser mais soudainement, je parvenais à l’apprécier ! C’est un enthousiasme que j’essaye de retrouver sur chacune de nos collaborations. Ophélie fut d’ailleurs notre collaboration la plus intense. Il y avait beaucoup de mots dans les paroles, beaucoup de multicouches de voix, etc. La dernière piste du score, « To Lose Himself In Vengeance », est l’une des choses dont je suis le plus fier. L’idée de ce morceau a évolué pendant la session d’enregistrement. Elle chantait dans la cabine et se balançait d’un côté puis de l’autre pendant que je me laissais emporter, encore une fois. Ça fait partie de mes moments préférés en studio d’enregistrement. Rien n’est écrit à l’avance, tout se fait verbalement. J’enregistre quand j’écris. Sa voix peut faire écho à une ligne de violons ou se superposer à quelques notes de piano. Parfois, je vais même chanter pour lui donner des indications et l’amener à essayer certaines choses. C’est un délice de travailler avec elle !
Vous avez autrefois affirmé que la composition musicale était la quête de toute une vie. Ce sentiment d’accomplissement est-il pleinement ressenti à présent ?

Je songe toujours au prochain défi que l’on pourrait me proposer. Et j’en suis très excité à l’avance. Dès qu’un score est terminé, j’en suis fier, bien que tout soit fini. Je me demande alors ce que je peux faire. Est-ce que je peux aider un autre film ? Encore une fois, je veux vraiment faire un film génial, pour lequel les gens auront envie de se déplacer au cinéma. Hélas, c’est le genre d’expérience qui ne revient pas très souvent. Je suis donc constamment à l’affût. Lorsque vous démarrez un nouveau projet, vous avez l’impression de ne plus rien savoir. Vous vous sentez complètement stupide. Vous devez réapprendre à raconter une histoire, un peu comme une nouvelle langue, mais d’une manière très différente. Chaque nouveau projet représente un challenge et me permet d’acquérir de nouvelles connaissances. Parfois même, ça me secoue. Et ça, c’est génial ! Il n’y a aucun sentiment d’accomplissement. Je me demande simplement quelle est la prochaine étape. C’est une drogue !
Et donc, quels sont vos prochains projets ?
Beaucoup d’entre eux sont déjà terminés. Il y a un projet, Earthshots, associé à la série documentaire The Earthshot Prizedont l’enregistrement est prévu avant la fin de l’année, et le film Distance qui se déroule aussi dans l’espace. Mais cette fois-ci, c’est une sorte de comédie d’action pour laquelle j’ai composé une musique grandement orchestrale dont je suis très satisfait. Le projet est amusant et les performances des musiciens sont superbes. Actuellement, j’écris aussi pour un film intitulé My Policeman, de Michael Grandage, un drame intimiste se déroulant dans les années 50 en Angleterre. Beaucoup de variété, encore une fois !

*Propos recueillis par Zoom, le 22 octobre 2021.

Mes remerciements les plus sincères vont à Steven Price, un compositeur incroyablement adorable, et Ollie Fitzgerald, son merveilleux agent.

(Crédit/source photo de couverture: Benjamin Ealovega - Pop Discipline)

 



Mais