La genèse du film ‘Lost Weekend’ (fr : Le poison) est apparue alors que Billy Wilder réalisait son film précédent, ‘Double Indemnity’ (fr : Assurance sur la mort). Son scénariste Raymond Chandler était un alcoolique en voie de guérison, et Wilder a reconnu plus tard, qu'il avait réalisé le film, en partie, pour tenter de mieux comprendre Chandler. En adaptant le livre ‘The Lost Weekend’ de Charles R. Jackson, Wilder a supprimé les connotations homosexuelles du roman, qui dépeignait ‘Don Birnam’ (Ray Milland) comme un homosexuel refoulé. Ce dernier, incapable de percer malgré des débuts d'écrivain prometteur, est alcoolique. S'arrangeant pour ne pas passer le week-end à la campagne avec son frère qui l'entretient financièrement et moralement et sa petite amie (Jane Wyman), il cherche par tous les moyens de l'argent pour sa consommation en tentant de mettre en gage sa machine à écrire, en volant de l'argent dans le sac à main d'une dame dans un restaurant et en mendiant de l'argent. Cette descente aux enfers l'emmène, après une chute, à l'hôpital où se trouvent d'autres alcooliques. Il cherche rapidement à s'en évader pour se réfugier chez lui où, durant la nuit, il est victime de delirium tremens. Sa petite amie le retrouve le lendemain en piteux état et cherche à lui venir en aide alors qu'il est sur le point de se suicider. Elle l'encourage à écrire sur ce qui lui est arrivé durant ce week-end cauchemardesque...
Une controverse est née de l'industrie de l'alcool, qui était prête à offrir 5 millions de dollars pour que le film ne soit jamais réalisé, car elle craignait qu'il ne relance les efforts politiques pour rétablir la prohibition. Le plus intéressant est que Wilder a raconté plus tard qu'il aurait accepté l'offre et brûlé les négatifs lui-même si on le lui avait présenté personnellement. La description sans compromis de ce mélodrame basé sur l’alcoolisme était révolutionnaire. Aujourd'hui, celui-ci est considéré comme le catalyseur d'un changement didactique dans la manière dont Hollywood dépeint les ivrognes, qui, jusqu'à ce film, avaient toujours été représentés de manière comique.
Miklós Rózsa avait déjà collaboré avec Wilder pour la musique de ‘Five Graves to Cairo’ (fr : Les Cinq Secrets du désert) et ‘Double Indemnity’. En tant que compositeur, il était heureux de travailler avec des réalisateurs qui aimaient et valorisaient le pouvoir de la musique dans leurs films. C’était le cas de Wilder et ce dernier n’a pas hésité à l'engager une troisième fois pour ce projet, même si le directeur musical de la Paramount, Louis Lipstone, s'opposa à sa musique, dont la dissonance, selon lui, « servait davantage le Carnegie Hall que le soutien d'un film ».
Projeté en avant première, avec une partition provisoire, ‘The Lost Weekend’ fut un réel désastre auprès du public, s'en moquant et le ridiculisant. Wilder était découragé, mais Rózsa lui a assuré que c'était la partition provisoire jazzy à la « Gershwinesque » qui donnait le mauvais ton au film, et qu'il allait y remédier. Et c’est ce qu’il a fait !
Se basant sur son expérience de ‘Double Indemnity’, Rózsa a introduit dans sa composition des dissonances prononcées, des grands sauts mélodiques, des ostinatos, des motifs séquentiels nostalgiques, ainsi que des couleurs orchestrales sombres, sauvant ainsi, non seulement le film, mais aussi en le propulsant la nomination d’un Oscar. A ce propos, sa partition pour ‘Spellbound’ (fr : La maison du Docteur Edwardes) a été également nominé cette année-là, mais lorsque ‘Spellbound’ a remporté l'Oscar, Rózsa avait déclaré « qu’il en étais désolé, car même si Spellbound avait le thème le plus populaire, The Lost Weekend était une partition infiniment meilleure ».
En créant sa partition, Rózsa a compris que l’histoire du film reposait sur la dépendance, l'autodestruction et le désespoir du principal personnage, ainsi que les effets de son alcoolisme sur ses proches. À cette fin, il a composé trois thèmes principaux et un motif pour ancrer son paysage sonore.
Il y a tout d’abord le thème principal qui offre une construction ABA classique où la phrase A exprime une descente de désespoir soutenue par des cordes « en souffrance » et des cors contrapuntiques, qui se vautre dans une ambiance sombre, tandis que la phrase B offre des sauts vers le haut par des cordes au son d’une espérance, mais qui ne se concrétisera jamais. Tout au long du film, Rózsa utilise de courtes versions répétées des deux phrases pour créer de la tension, de la détresse et du drame.
Et puis, il y a le thème serpentin de la dépendance qui est brillamment conçu et évoque les besoins psychiques et physiologiques de ‘Don’ pour l'alcool. Il est émouvant grâce au son du Thérémine, qui gémit de façon inquiétante. Celui-ci est rejoint par une figure de clarinette tourbillonnante et envoûtante. Cependant, pour moi, la combinaison d'un violon solo séduisant, des gémissements du Theremine et des arpèges sinistres de la harpe offre l'itération la plus puissante du thème.
Enfin, le troisième thème est celui d'Helen, l'amante inébranlable, tolérante et pleine d'espoir de ‘Don’. Il évolue également en thème d'amour lorsqu'elle tombe sous le charme de Don. Il est porté par des cordes romantiques, ou parfois avec un violon solo, ce qui le rend intime.
Le motif accentue une tension répétée et inquiétante, portée par des cordes ou des bois qui évoquent la crainte de tous les alcooliques : l'absence d'alcool et l'agonie du sevrage.
Contrairement à certains chef d’œuvre ‘Rózsarien’, comme ‘Spellbound’ ou ‘The Red House’, ‘The Lost Weekend’ n’a jamais paru lors de la sortie du film. Il faudra attendre plus de 35 ans pour qu’un petit label indépendant (Tony Thomas Productions) édite pour la première fois cette musique sur un LP. Enfin en 2015, le label Intrada a édité un enregistrement remastérisé. Ayant obtenu les bandes maîtresses, qui étaient en grande partie intactes, la partition complète n'a pas pu être réalisée car un certain nombre de pistes étaient endommagées et ne pouvaient être récupérées. Les efforts de l’équipe technique de ce label a permis un assez bon résultat de restauration audio, mais les normes de qualité audio actuelles n'ont pas été atteintes. Cela n'enlève rien à la brillance de la musique de Rózsa ni à l'expérience d'écoute.
En concevant et en créant sa partition, Rózsa a concrétisé ses promesses vis à vis de Billy Wilder, ce qui a permis au réalisateur de remporter ses Oscars et de réaliser sa vision. Je pense que cette partition figure parmi l'une des meilleures partitions de films noirs jamais composées et un chef-d'œuvre de l'âge d'or.
FilmClassic