Entretien avec Éric Demarsan

Première partie : Né le 2 octobre 1938 à Paris, Éric Demarsan est l’une des plus prestigieuses signatures françaises de la musique de cinéma. Faisant ses premiers pas aux côtés de Michel Magne, puis de François de Roubaix, il a écrit la musique de nombreux films ainsi que de téléfilms et de séries avec des réalisateurs aux styles très variés tels que Jean-Pierre Melville, Pierre Granier-Deferre, Jacques Deray,Jean-Pierre Mocky, Costa Gavras, Guillaume Nicloux, Hervé Hadmar… Compositeur infatigable, il continue aujourd’hui dans différentes collaborations pour Netflix. Malgré un agenda fort chargé, il a pris de son temps et m’a accordé une interview où il évoque avec beaucoup de franchise et de générosité ses expériences, fort de 60 ans de carrière.

Eric, pourrais-tu nous raconter en quelques mots ton itinéraire. Tu évoques ta passion pour la musique dès l'âge de 12 ans, entre je cite : « le glissando d'un pianiste de bar et des leçons de piano données par ta grand-mère » ?

(rires) Tu sais c’est un peu vieux tout ça ! J’ai appris le piano avec ma grand-mère quand j’avais 12 ans. Et puis, pour l’anecdote, dans un restaurant un soir, avec mes parents, le pianiste a terminé un morceau par un glissando. J’ai trouvé cela tellement extraordinaire, que je me suis dit qu’un jour je deviendrai pianiste.

… et puis il y a le conservatoire mais avec de très bons professeurs ?

Mais comme il y avait un peu de tirage dans ma famille, j’ai raté l’entrée au conservatoire à cause de mon âge. J’étais déjà « trop vieux » !!! Mais j’ai eu la chance de travailler avec Monsieur Julien Falk en cours privés. Puis, j’ai travaillé dans les restaurants et les boites de nuit comme pianiste de bar où j’accompagnais des chanteurs et des chanteuses place du Tertre sur la Butte Montmartre, (aux Cadets de Gascogne, chez Plumeau, chez la Mère Catherine, au Tire-bouchon) en jouant avec des tas de gens de l’époque. Après, tard dans la nuit, on se retrouvait dans un bar, qui s’appelait ‘Chez Attila’, avec les copains. Là, Il y avait Michel Magne, Henri Salvador, Marion Kousan, Bernard Dimey et bien d’autres encore avec qui on parlait, on riait, on se disputait parfois, tout en buvant et en jouant nos dernières chansons et musiques que nous venions de composer… Plus tard, j’ai travaillé aussi dans une édition musicale qui s’appelait ‘Les disques Vogues’.

Peux-tu nous en dire plus sur ta rencontre avec Michel Magne ?

J’ai rencontré Michel avec des copains qui habitait dans le même immeuble que lui et puis nous sommes devenus amis. Michel était déjà un compositeur prometteur. Il touchait un peu à tout dans la recherche de la musique contemporaine, il était également très farceur. Je me souviens que, notamment pendant un concert, il avait enfermé le public dans la salle en émettant des ultra basses …, ce qui avait des effets bizarres sur… le système digest du public… il a fait des choses incroyables ! Comme vendre des petits bouts de bandes magnétiques de certains de ses enregistrements dans des boîtes métalliques scellées… (rires)

J’entends par le ton de ta voix que tu en gardes un bon souvenir ?

Ah oui ! J’en ai un souvenir formidable. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier. Je l’ai rencontré avant mon service militaire et je l’ai retrouvé après. A ce moment-là, j’étais pianiste d’édition et il m’a dit « Viens, je vais t’apprendre à composer de la musique de film ». J’ai ainsi collaboré deux ans avec lui. Au départ comme assistant, ma tâche consistait à préparer le café pour l’équipe, comme tout bon Xième assistant et puis petit à petit, j’ai fait de la copie de ses partitions pour orchestre. Après, il m’a donné une orchestration à faire, puis deux, trois ... Et j’ai ainsi appris mon métier.
A cette époque il produisait des musiques pour deux films en moyenne par mois.

Fort de son expérience, tu vas signer la musique du feuilleton TV de Cécile Aubry : ‘Sébastien parmi les hommes’, avec ‘le thème de l'oiseau’, cher aux enfants des écoles ?

(Émotion). Ça c’était ma toute première composition. C’était l’époque où j’ai quitté Michel Magne.

Parmi tes rencontres, il y en a une particulière : Celle avec François de Roubaix ?

Il y avait trois assistants chez Michel et le travail du premier consistait à peaufiner des compositions jugés « difficile ». Il s’appelait Bernard Gérard et un jour il m’a déclaré que De Roubaix l’avait contacté pour faire une orchestration avec lui. mais Bernard n’avait pas le temps et il m’a demandé si moi j’en avais. Répondant positivement, j’ai fait ce qu’il m’a demandé et c’est ainsi que j’ai travaillé sur l’orchestration du film ‘Le Samouraï’.

Combien de temps avez-vous travaillé ensemble et comment cela s’est-il passé ?

C’était une ambiance géniale. Comme moi, François était un déconneur. C’était rigolo et on travaillait dans la bonne humeur. Nous avons collaboré sur plusieurs partitions pour des feuilletons de « l’ORTF », comme ‘Les chevaliers du ciel’ ou encore ‘Les oiseaux rares’. Nos chemins se sont ensuite séparés mais nous avons toujours gardé de bons contacts. Je l’ai croisé une dernière fois à la ‘SACEM’ ( Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) et puis il est mort… Quelle tristesse ! J’y pense toujours…

Après ‘Le Samouraï’, nous sommes alors en 1969, son réalisateur Jean-Pierre Melville va te demander de composer la musique de ‘L'Armée des Ombres’. Quel ressenti as-tu eu lorsque Melville te propose ce travail et comment s’est passée votre collaboration, sachant qu’il avait un caractère bien trempé ?

Tout d’abord, c’est un chef d’œuvre ce film ! En France, il passe en moyenne quatre fois par an sur les chaînes télévisées.
Mais pour ce qui concerne les rapports que nous avions entre Melville et moi, je peux affirmer qu’ils se sont parfaitement bien déroulés. Bien que dès le départ, il était assez réservé, nous avons eu une bonne complicité. On se vouvoyait, il m’appelait Monsieur Demarsan et moi je l’appelait Jean-Pierre. On peut qualifier cela comme « d’une forte rencontre ». Un jour, il m’a appelé et m’a dit : « Voilà, je ne vous montre pas le scénario, mais c’est un film sur la résistance, sur les hommes, pas sur la guerre. Il y a quelques hommes et quelques femmes qui ont changé le cours de l’histoire de France, des résistants. Donc il ne faut pas une musique emphatique, il faut une musique rigoureuse, qui soit un peu lyrique mais pas romantique ». Je suis passé chez lui et je lui ait fait écouté un thème, sur un petit orgue Farfisa, et il m’a dit : « Bon d’accord ! C’est exactement ce qu’il faut ». Puis il m’a demandé un deuxième thème, celui qu’on entend sur la mort de ‘Mathilde’ (Simone Signoret). Ensuite, j’ai encore composé deux, trois thèmes annexes. Ah oui ! J’oubliais qu’il m’avait également demandé une marche militaire allemande, celle qu’on entend lors du générique. Quand tous les thèmes ont été achevés et validés, il m’a montré le film et on a fait le minutage ensemble pour savoir où commençait et où s’arrêtait la musique. Il m’a demandé quel orchestre j’allais prendre et je lui ai répondu un orchestre à corde, un piano et des timbales et il m’a répondu tout simplement que c’était parfait. Je suis ensuite rentré chez moi pour écrire l’orchestration, sans lui faire réécouter. Il faut bien préciser qu’à l’époque il n’y avait pas de maquette, on montrait les thèmes au piano, ce qui pouvait paraître déroutant pour le réalisateur qui découvrait un orchestre après n’avoir entendu qu’un piano. Nous nous sommes retrouvé au studio d’enregistrement. J’ai répété le premier morceau avec l’orchestre, celui où il y a une guitare électrique un peu fausse, c’était exprès de la jouer fausse, évidemment… (rires). Je me suis retourné vers la cabine et Jean Pierre m’a fait un signe avec son pouce en guise d’approbation… Et voilà ! Mais j’avoue qu’à ce moment-là, j’avais quand même eu un peu peur.

Pleinement satisfait de ta composition, il va-t’en demander une autre. Et pas des moindre ! : Yves Montand/Bourvil/Alain Delon dans ‘Le cercle rouge’. Deux films diamétralement opposés, deux compositions également. Si la première est symphonique avec des mélanges de guitare saturée et d'accordéon, la deuxième est plutôt axée dans un esprit « Modern Jazz Quartet » Comment t’es venu l’inspiration pour ‘Le cercle rouge’ ?

A peu près pareil. Jean-Pierre me recontacte et d’emblée m’annonce : « Vous savez, pour mon prochain film, j’ai une idée : ça ne sera pas vous ! ». C’est ainsi qu’il a demandé à Michel Legrand de se charger de la partition de ce film. Mais les deux hommes ne se sont pas du tout entendu. Par mon plus grand étonnement, un matin Jean-Pierre m’appelle et me demande si je peux passer au studio. On se rencontre et me raconte que ça n’a pas marché avec Michel Legrand. En d’autre terme, il me demande de composer la musique de son prochain film, tâche qu’il qualifia « un travail surhumain » parce que le film sera mixé dans un mois et sortira dans deux mois. Il m’a fait voir, non pas le film en question mais plutôt des extraits d’un film américain de Robert Wise, ‘Le coup de l’escalier’ (la musique était signée John Lewis-‘The Modern Jazz Quartet’). Cette partition lui plaisait bien et semblait parfaitement cadrer avec l’atmosphère du ‘Cercle rouge’. Je suis donc reparti avec l’idée de composer une musique avec un noyau de quartet de jazz en y ajoutant des cordes, un violoncelle solo dialoguant par moments avec un vibraphone… Et là même topo que dans ‘L’armée des ombres’. J’ ai composé un thème, puis deux. Il n’a eu l’occasion de les écouter qu’au studio et il était super content de mon travail.

Mais ton travail pour le cinéma ne s’arrête pas à ces deux compositions. Si je te cite les titres suivants : ‘L'Ombre d'une chance’, ‘L'Ibis rouge’, ‘Le Roi des bricoleurs’, ‘Vidange’, ‘Tout est calme’, ‘ La Candide Madame Duff’ et ‘La Bête de miséricorde’ … ? Sept films … ?

Ça c’est du Jean-Pierre Mocky. 

Que retiens-tu de lui ?

C’était très bizarre. C’était un beau parleur mais avec qui je me suis très très bien entendu. J’en garde un souvenir presque affectueux. C’était une autre façon de travailler. Avec lui on ne prenait pas de minutage avant, il me donnait en quelque sorte comme une liste de course. Tu vois, Il me disait « Il me faut un tango pendant une minute vingt-cinq » ou « Il me faut un chœur copte pendant trois minute deux » … et après j’écrivais... A l’exception de ‘L’Ibis rouge’ où il y a une séquence avec un tango que j’ai écrit pendant deux minutes et puis Mocky a pris ce qu’il a voulu. Mais pour le reste, oui, j’écrivais sans l’image.

 



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